Ahmet Kavas, Ambassadeur de la Turquie, en fin de mission : « Le Sénégal sera le Qatar d’Afrique avec le pétrole et le gaz »

C’est un diplomate familier au Sénégal qui le quitte, avec beaucoup d’émotions, après plusieurs années comme ambassadeur de la Turquie. C’est parce que Ahmet Kavas en connaît beaucoup sur l’Afrique de manière générale et sur le Sénégal en particulier qu’il a visité pour la première fois dans les années 1990. Auteur de plusieurs ouvrages sur le continent, M. Kavas revisite, avec le Soleil, les relations diplomatiques entre Ankara et Dakar, tout en mentionnant les échanges qui ont plus que doublé de 2019 à 2022.

Comment se portent les relations diplomatiques entre le Sénégal et la Turquie ? 

Je viens de lire un rapport ancien qui montre qu’avant 2000, nous avions cinq à six ambassades africaines à Ankara. Aujourd’hui, nous en sommes à 40 à peu près. La Turquie en a 45 sur le continent. Nous avons ouvert une trentaine de nouvelles ambassades en Afrique depuis lors. L’ambassade turque au Sénégal a été inaugurée en 1963 et je suis le 18e ambassadeur. Dakar a ouvert la sienne à Ankara en 2009 ou 2010. En 1993, pour venir au Sénégal, c’est le consulat français qui m’avait délivré un visa. Maintenant, nos deux ambassades facilitent nos échanges. Depuis mon arrivée, le Président Macky Sall a visité trois fois la Turquie. Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, est venu deux fois au Sénégal en trois ans. Comme Premier ministre turc, il a fait 56 voyages officiels en Afrique, dont six fois au Sénégal.

Lors de la visite du Président turc, Recep Tayyip Erdogan, au Sénégal, en février 2022, il était question de booster les échanges entre les deux pays. Presqu’un an après, est-ce que ce vœu a été suivi d’effet ?

Je suis venu au Sénégal pour la première fois, il y a 30 ans exactement. Cela a coïncidé avec les 30 ans d’anniversaire de notre ambassade ici. J’ai quitté le Mali pour venir connaître et faire connaître le Sénégal en Turquie et vice-versa. Aujourd’hui, on a chez vous des entreprises turques telles que Summa, Fks, Karpower. Nous avions 300.000 étudiants étrangers, dont 200 Sénégalais sur 60.000 Africains. Ce qui était très peu. Maintenant, nous sommes à 1500 étudiants sénégalais en Turquie. Nos échanges commerciaux avec le Sénégal en 2019 s’élevaient à 350 millions de dollars. En 2022, malgré la Covid-19, nous sommes à 720 millions de dollars, soit deux fois plus. L’ambassade de Turquie facilite l’obtention de visas, nous ne cherchons pas beaucoup d’argent pour en délivrer. Je connais le Soleil, dont je garde des exemplaires de 30 ans. Il y a beaucoup de choses à faire dans notre coopération, notamment dans le domaine touristique. Les relations avec les universitaires, les médias des deux pays, les commerçants vont donner des résultats dans quelques années. En termes de grands projets, on a l’aéroport, la Cicad, le stade, Karpowership qui assure 15 à 20 % de la production énergétique du Sénégal. Il y a aussi le projet sidérurgique Chalk Energy à Bargny. Le Sénégal n’a pratiquement pas de coupure électrique, c’est un grand exemple en Afrique.

En faveur de quel pays penche la balance commerciale ?

Le Président Erdogan avait remarqué, auprès de son homologue sénégalais, que la balance des échanges entre les deux pays était plus à l’avantage de la Turquie. Sur un volume d’une valeur de 705 millions de dollars, les Turcs ont payé au Sénégal seulement 15 millions de dollars. Il a demandé aux hommes d’affaires sénégalais d’équilibrer les échanges entre les deux pays. Au lieu d’importer, beaucoup d’hommes d’affaires sénégalais peuvent « acheter » chez nous des usines. Le Sénégal a beaucoup de choses qu’il peut produire et vendre à la Turquie. Il peut devenir un grand exportateur de produits agroalimentaires. L’Afrique doit passer de continent de consommation à continent de production et du consommer local. Le Congo tout seul peut nourrir l’Afrique, assurer l’eau potable à tout le continent. La route de l’Union africaine qui va d’Alger à Lagos et Ndjamena va faciliter le commerce intra-africain. L’Afrique a été et restera toujours riche, mais il faut qu’elle reste riche avec ses peuples. Le concept international de gagnant-gagnant doit profiter à tous, mais pas être du 90% contre 10 % pour l’Afrique.

Quels sont les produits qui peuvent être échangés ?
L’arachide, un peu de zircon acheté par une société turque. Le Sénégal est dans le top 5 mondial en production de zircon, qui est indispensable à la fabrication de certains produits tels que les téléphones portables, les lunettes, les télévisions… Le Sénégal exporte son phosphate vers l’Inde, la Turquie, d’une valeur de 700 millions de dollars. J’écris régulièrement des articles sur la valeur de l’Afrique en me référant souvent au Sénégal, qui sera le Qatar d’Afrique avec le pétrole et le gaz. Dans cinq ans, on verra, tout d’un coup, le Sénégal accélérer son développement grâce au pétrole et au gaz devenus très chers. Le Sénégal a beaucoup de moyens dont des eaux poissonneuses. Pour tirer profit de ses ressources halieutiques, pourquoi le Sénégal n’achète pas de grands bateaux de pêche et vendre au monde entier ; le poisson est devenu un produit introuvable ?

Le Sénégal peut aussi produire de l’énergie hydraulique et solaire, c’est un pays qui s’épanouit économiquement. Quand Amadou Mahtar Mbow était Directeur général de l’Unesco (1974 à 1987), je n’avais pas 15 ans. Il avait quels moyens pour atterrir à la Direction générale de l’Unesco ? Il faisait son travail comme il faut. Je l’ai connu par la suite, il est incroyable. Quand j’ai lu le roman « L’aventure ambiguë » de Cheikh Hamidou Kane, c’est incroyable… Je connais aussi l’histoire de El Hadji Oumar Tall avec ses livres. Grâce à l’effort humain, ces Sénégalais se sont fait connaître au monde entier. Je suis ravi d’avoir servi au Sénégal comme ambassadeur, comme africaniste. Je me sens Sénégalais. Ce pays est un symbole, grâce à ses conditions géographiques, stratégiques, économiques, il peut réussir trois fois plus vite que le Rwanda.

Les réalisations d’infrastructures turques au Sénégal sont-elles été accompagnées de transfert de connaissance ?
Il faut aller sur les chantiers pour voir comment Turcs et Sénégalais travaillent. Au cours de la construction du stade de Diamniadio, il y avait 5000 travailleurs, dont 4000 Sénégalais. Et ce ne sont pas seulement des ouvriers, mais des ingénieurs aussi. Par exemple, lors de la construction de notre nouvelle ambassade, il y avait deux à trois Turcs contre 500 Sénégalais. Les travailleurs sur ces projets sont souvent constitués à plus de 80 % de Sénégalais. Ils ont tous appris le métier. À Fks, il y a, je crois, à peu près 10.000 emplois indirects créés.

Dans la même dynamique, de plus en plus d’Africains vont étudier ou se soigner en Turquie. Est-ce que vous avez pensé à aider les pays africains à former des médecins spécialisés ou nouer des partenariats avec des universités du continent ?
Les grands travaux de l’hôpital du Cap Manuel sont finis. Il fera partie des hôpitaux les plus modernes au monde. Des médecins sénégalais, mais aussi turcs vont faire des opérations sur place. Il faut garder les contacts d’étudiants sénégalais qui étudient la médecine ou en ingénierie pour préparer leur retour après acquisition de connaissances. L’Afrique n’a pas expérimenté la deuxième révolution à cause de la colonisation, elle a la possibilité d’adopter la quatrième révolution. Par exemple, Fks fabrique chaque jour 700 tonnes de farine sans intervention humaine. La quatrième révolution industrielle n’est pas un danger. Les patrons sénégalais doivent investir dans ce sens et ne pas attendre que les étrangers le fassent. En 50 ans, les Coréens se sont développés. En Afrique, le Rwanda qui a vécu le pire (génocide) est devenu un exemple dans plusieurs domaines. Ce n’est pas un miracle, mais une volonté.

Qu’est-ce qui différencie votre pays des puissances étrangères souvent accusées de ne s’intéresser qu’aux ressources du continent ?
Le nom de notre pays, c’est Türkiye et non Turkey, qui signifie dinde en anglais. Pendant que beaucoup de pays occidentaux ferment leurs ambassades en Afrique, la Turquie augmente les siennes. Si vous êtes absent diplomatiquement d’un pays, c’est comme si vous n’y êtes pas. Les investisseurs turcs en Afrique partagent leurs expériences avec le pays d’accueil. Nous avons près de 60.000 jeunes africains qui étudient dans nos universités. De grandes compagnies internationales de transport aérien ne veulent pas venir en Afrique. Turkish airlines, c’est 41 pays, 62 destinations vers les capitales africaines. Cela marque déjà notre différence avec les autres pays présents sur le continent. Bien sûr, on gagne, mais côté prix, nous sommes moins chers. Les investisseurs turcs comme Summa, Fks, s’intéressent au Sénégal en y amenant de la production, des emplois, de l’expertise en matière de gestion d’entreprise. Aussi, le regard des Turcs sur l’Afrique est très bon. Malheureusement, il n’y a pas de traduction en turc d’ouvrages tels que ceux de Cheikh Anta Diop, Cheikh Hamidou Kane ; il faudra y réfléchir. Pourquoi ne pas les traduire en wolof, une langue que j’ai apprise en 1994, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) de Paris. Sinon beaucoup de mots disparaitront avec l’oralité, contrairement à l’écrit. Quand je suis arrivé au Sénégal, j’ai vu la grandeur de cette langue dynamique, qui a fait des emprunts à l’arabe, mais reste une grande langue. Le pulaar est aussi une grande langue internationale ; il faut écrire dans cette langue comme l’a fait Amadou Hampathé Ba.

Comment entrevoyez-vous la suite des relations turques avec le continent africain.
Dans 10 à 20 ans, ce sera peut-être Air Sénégal en Turquie tous les jours, des intellectuels sénégalais qui se distinguent dans les arts, l’architecture grâce à notre coopération. Des jeunes ont une vision internationale qui ouvre des perspectives sur l’avenir. Ce seront les bâtisseurs de nos relations.
Propos recueillis par Malick CISS

 

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